Esprit critique et éducation musicale

Esprit critique et éducation musicale


Recherches préliminaires


Il ne vous aura pas manqué que dans les nouveaux programmes d’éducation musicale, un domaine de compétences a pris de l’ampleur. Il s’agit du domaine échanger, partager, argumenter et débattre (ce dernier étant ajouté dans le cycle 4 seulement). Loin d’être anodin, cet ajout apporte un questionnement nécessaire dans le parcours de l’élève, et ce, quelle que soit la matière. Peut-on véritablement développer l’esprit critique de nos élèves ?

L’apport d’un regard critique sur une production, ou bien même une écoute, vient conforter une réflexion récurrente et essentielle sur la nécessité de libérer la pensée de tous ces schèmes « automatisés ». Il est donc important d’apprendre à dépasser ses propres représentations pour apporter un jugement. La raison et la pensée critique peuvent ainsi s’exprimer à travers une argumentation objective. Cet article en ligne, http://www.blog-lecerveau.org/blog/2015/11/02/linhibition-prefrontale-a-la-rescousse-de-lesprit-critique/, reprend de manière très explicite ce raisonnement et conclut ainsi :

« Apprendre à exercer son esprit critique, c’est donc entre autres apprendre à utiliser les capacités d’autorégulation et d’inhibition de son cortex préfrontal. Est-ce que cela peut faire de nous des êtres “libres” ? »

Loin de moi l’idée d’explorer les neurosciences à ce niveau, j’en suis strictement incapable. Toutefois, nous pouvons retenir l’idée qu’il faut réussir à dépasser une première pensée pour développer un point de vue critique objectif. En effet, selon cet article, l’inhibition « préfrontale » empêcherait d’installer une réelle pensée critique. Dans ma pratique quotidienne, je me rends compte que je suis parfois à court d’idée pour inviter l’élève à développer sa pensée et donc à dépasser le stade de la pensée « réflexe ». Comme le rappel Meirieu, « développer une pensée libre n’a rien d’évident ». Se libérer des influences de son cortex préfrontal ou bien même de ses représentations peut représenter une affaire bien complexe. Enseigner cette approche à des enfants de collège semble être une entreprise semée d’embuches.

Dans son article en ligne Développer l’esprit critique, Éveline Charmeux énumère cinq constats selon lesquels nous n’arrivons pas à inculquer ce mode de pensée à nos élèves :

  • la confusion entre l’esprit critique et l’esprit de critique
  • la manière de transmettre le savoir peut être un frein à la justification
  • Si je dois croire sur parole ce que dit le professeur, pourquoi ne devrais-je pas croire ce que disent d’autres personnes, qui affirment le contraire, et qui sont justement beaucoup plus proches de moi
  • La connaissance de l’histoire des savoirs […] devrait accompagner les apprentissages, parce qu’elle est un puissant facteur de relativisation des « vérités », comme de l’erreur
  • les élèves devraient apprendre très tôt à analyser une argumentation […] à repérer les présupposés sur lesquels [les arguments] reposent, à se méfier de ceux qui agissent sur l’affectif, et qui impressionnent, par leur assurance ou leur prestige, et qu’on ne peut pas vérifier. […] Certes, il faut penser par soi-même […] mais en nourrissant sa pensée de lectures et d’échanges.

Je vous conseille fortement la lecture de cet article d’Éveline Charmeux qui a le mérite de poser des questions essentielles avant de se lancer dans ce genre de travail.

En juxtaposant ces deux articles, nous pouvons prendre conscience du difficile équilibre entre la conscience de l’inhibition de la pensée « préfrontale » et le développement de la pensée « libre ». Prendre conscience que la pensée « réflexe » est un frein, s’avère nécessaire dans le développement de la pensée « libre ». L’acquisition du regard critique ne peut s’opérer que si l’individu remet en cause ses propres représentations (parce qu’elles sont issues d’influences sociétales ou bien d’un savoir qui a été appris sans discernement par exemple). Le cheminement qui mène à l’évaluation et au jugement objectif englobe une réalité complexe que l’on pourrait rapprocher de la Taxonomie de Bloom. Ce travail, réalisé par Benjamin Bloom, établit 6 niveaux d’acquisitions dont l’objectif principal tend vers l’acquisition d’un esprit critique.

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Source

Essayons de classer les compétences en fonction de ce tableau.

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Bien évidemment, les choix opérés dans ce tableau sont discutables. On remarque toutefois une progression possible entre les différentes compétences, progression qui permettrait une graduation de cette « complexification ». Il est donc envisageable de créer, en quelque sorte, un parcours de formation.

Une compétence a attiré plus particulièrement mon attention : « argumenter une critique adossée à une analyse objective ». Dans nos pratiques, on constate régulièrement que les élèves se satisfont d’une simple réponse : « Je n’aime pas …… parce que ce n’est pas moderne ». Cette affirmation est récurrente, mais elle se situe dans la zone de confort de l’élève puisqu’elle ne répond qu’à un réflexe « préfrontal » (pour reprendre l’article blog-lecerveau.org). L’expression d’une émotion ressentie paraît également insuffisante, parce que non justifiée objectivement, « Je n’aime pas parce que c’est triste ». La justification de ces premières réponses est indispensable pour atteindre, au minimum, le niveau 4 de Bloom, à savoir l’analyse. Ensuite, pour atteindre les niveaux 5 et 6, il faudrait tout d’abord se détacher de cette impression première pour adopter un point de vue plus large qui permettrait la synthèse puis le jugement. Le plus complexe semble donc être de trouver un moyen de pousser l’élève à aller au-delà de cette zone de confort.

Brainstorming autour de cette question


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Ce brainstorming a pour but de placer l’enseignement de l’esprit critique au sein des problématiques adolescentes. Pour résumer, voici quelques points retenus qui me paraissent intéressants avant de réfléchir aux outils que l’on pourrait mettre en place.

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Problématiques de l’adolescent :

  • Besoin d’autonomie : besoin de s’affirmer en tant qu’individu, savoir prendre des risques, individuation
  • Perméabilité aux influences extérieures : bonnes et mauvaises influences, apprendre à se détacher du regard des autres n’est pas si simple, avoir ses propres opinions
  • Réassurance par la fréquentation de ses pairs, évaluation par les pairs, se construire à travers l’appartenance à un groupe
  • L’adolescent et ses paradoxes, un jour j’aime et l’autre jour je déteste
  • L’intérêt vient avec la réussite : l’estime de soi, se fixer des objectifs réalisables, l’effort doit être reconnu par les autres, la réussite permet de développer la curiosité, etc.

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Quels outils !


L’idée même d’un outil permettant le développement de l’esprit critique induit le risque d’être trop directif et donc, de limiter la libération de la pensée. Il faudra donc veiller à ne pas entrer dans un schéma trop formalisant.

Définition de quelques objectifs :

  • Prendre conscience que l’on peut être influencé dans son jugement par des entités extérieures
  • Apprendre que l’on peut nourrir sa pensée par l’échange et le débat.
  • Apprendre à dépasser ses premières impressions pour apporter un regard critique plus abouti (ne pas se limiter au : j’adore, c’est nul, c’est bien parce que c’est moderne, c’est dynamique), construire un argumentaire qui va au-delà de la perception émotionnelle (fonctionnement du lien entre le texte et la musique par exemple)
  • Apprendre à justifier ses réponses, ses idées
  • Construire un point de vue personnel
  • etc.

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Cet outil peut être utilisé comme point de départ d’une réflexion critique. Il détermine des axes d’études possibles et rappel la nécessité de justifier son point de vue. Bien évidemment, il ne s’agit pas là d’étudier tous ces axes. La singularité d’une musique et de ses problématiques mènera sûrement à développer plus un point que l’autre, et même, à s’ouvrir à de nouvelles possibilités.

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Ce document reprend une réflexion que l’on a traditionnellement lorsque l’on va voir un spectacle vivant. Celui-ci s’inspire largement de ce qui se pratique au niveau de « l’école du spectateur ». Ce dispositif permet aux élèves d’aller régulièrement voir des spectacles et de se poser des questions quant à leur ressenti de spectateur (voir ce document de l’académie d’Amiens). Bien évidemment, ces travaux sont transposables à l’enseignement de l’éducation musicale. L’intérêt est de proposer deux modes d’approches complémentaires dans le domaine artistique : approche sensible et approche analytique.

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Ce tableau peut être distribué aux élèves pour qu’ils puissent prendre conscience de l’inhibition du jugement « réflexe », mais aussi de l’intérêt des échanges et des débats dans la construction de la pensée critique.

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Un membre de l’équipe #edmus développe avec ses élèves une approche très intéressante sur l’esprit critique. Il s’agit de Logann Vince qui exerce dans le Finistère. Je vous laisse découvrir son travail à travers ce site et ces vidéos. L’idée de départ consiste à inviter l’élève à se mettre dans la peau d’un critique musical. La dimension de partage et donc de publication en ligne qui arrive ensuite, est remarquable par sa pertinence. Les argumentaires ne restent pas figés dans une sphère privée, mais sont exposés aux regards extérieurs et donc, au débat. N’hésitez pas à suivre @logannvince et à échanger avec lui sur ces questions.

Vidéo du site de Logann Vince, Critikollege

Je me permets également d’ajouter une référence à cette partie. Le deuxième tome de Former l’esprit critique, de Gérard Vecchi fait une approche disciplinaire de l’esprit critique. Vous trouverez une dizaine de pages sur l’éducation musicale. Il peut s’agir d’un bon point de départ pour lancer une réflexion autour de ce sujet. « Une critique musicale n’est pas une simple description. [Il faut] dépasser le simple jugement général sans analyse ni argumentation. Qui achèterait une musique dont le journaliste n’aurait rien dit à part qu’elle est assez bien, que “ça m’a bien plu” ? » (G. Vecchi)

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Cet outil est régulièrement utilisé par les professeurs d’histoire et de français. Il permet de développer les capacités d’argumentation en simulant un tribunal. Deux parties adverses, d’avis contraires, s’affrontent dans un jeu d’argumentation pour défendre un point de vue. Un juge vient animer le débat en posant des questions bien ciblées. Enfin, les jurés écoutent les différents avis, prennent des notes et délibèrent en donnant un avis final. Cette réalisation est souvent un exercice de synthèse. Ils donnent une réponse complexe et complète à la question posée initialement.

Ce jeu de rôle est très intéressant puisqu’il invite à l’échange, au débat et à l’argumentation. De cette manière, chacun peut construire son propre point de vue au fur et à mesure des débats. Nous pouvons imaginer plusieurs questions de départ pour lancer ce jeu de rôle :

  • Le compositeur a-t-il répondu à l’objectif donné ?
  • Le compositeur a-t-il réussi à transmettre l’émotion souhaitée ?
  • La musique est-elle en rapport avec le texte ?
  • La parodie et la citation témoignent-elles du manque d’imagination du compositeur ?
  • etc.

Dans une première approche, il est préférable que les élèves essaient d’écrire un scénario. Pour alimenter la progression dans un autre niveau, nous pouvons constituer des groupes (jurés, pour, contre…) pour qu’ils puissent affûter leur argumentation séparément tout d’abord, puis la tester en directement face aux opposants.

Logann Vince a effectué un retour d’une approche qui se rapproche de celle-ci. Voici son article qui vous permettra d’observer une utilisation concrète en classe.

En conclusion


Beaucoup d’outils sont encore concevables. La dynamique d’une équipe comme #edmus sur twitter va sûrement continuer d’alimenter ce propos.

Le constat de Meirieu selon lequel il n’est pas évident de développer une pensée libre est une réalité. La maturité d’un collégien permet-elle cette approche ? Pas sûr… On constatera cependant que l’approche d’un élève de 6ème et celle d’un 3ème ne seront pas les mêmes tant ils sont différents au niveau de la maturité. Dans son article, Éveline Charmeux affirme à juste titre qu’il faut habituer les plus jeunes à se forger un esprit critique. Les constats qu’elle opère nous signalent que le problème vient sûrement de l’enseignement lui-même et non d’une réelle incapacité de l’enfant. Il tient donc à nous, enseignants, d’alimenter cette réflexion dans le quotidien de l’élève. Certes, cela prend du temps, mais les enjeux sont colossaux.

@damienrennes

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